Ils sont "morts pour la France". Treize soldats français engagés dans l'opération Barkhane ont été tués au Mali dans la collision accidentelle de leurs deux hélicoptères de combat, lundi 25 novembre. Dans son live, franceinfo a reçu de nombreux commentaires s'interrogeant sur la raison réelle du déploiement des troupes françaises au Sahel. Leur présence dans la région ne serait-elle pas plus liée à la défense des intérêts économiques français, à commencer par les mines d'uranium d'Orano au Niger, qu'à la lutte armée contre les groupes jihadistes ?
Le groupe Orano (ex-Cogema puis Areva), est présent depuis un demi-siècle au Niger, l'un des pays les plus pauvres de la planète, tout en étant le quatrième producteur mondial d'uranium. Le groupe y exploite deux mines dans le Nord-Ouest du pays, près d'Arlit : la première à ciel ouvert, la seconde souterraine. Un troisième site doit voir le jour à Imouraren, à 80 km plus au sud, mais le chantier est à l'arrêt depuis 2015. Le géant français possède également des mines au Canada et au Kazakhstan, mais le minerai nigérien représente un tiers de sa production totale.
L'opération Barkhane, quant à elle, est principalement déployée dans le Nord du Mali. Elle a pris le relais en 2014 de l'opération Serval, lancée un an plus tôt afin d'empêcher les jihadistes de prendre le contrôle du pays et de sa capitale, Bamako. Et depuis cinq ans, les 4 500 militaires français déployés dans la bande sahélo-saharienne se sont engagés dans une "opération de contre-guérilla" de longue haleine, explique Joseph Henrotin, politologue spécialiste des questions de défense et rédacteur en chef de la revue Défense et Sécurité internationale.
Les mines d'Arlit ne sont toutefois pas dans la zone actuellement la plus exposée à la menace jihadiste, selon Caroline Roussy, chercheuse à l'Iris et spécialiste de l'Afrique de l'Ouest. "Le cadre de déploiement est beaucoup plus centré sur le Mali et le Burkina Faso, même s'il y a une surveillance importante de la zone dite des trois frontières", à cheval sur ces deux pays et le Niger [à l'est], fait valoir l'experte. "Et même si la menace est transterritoriale, avec des groupes jihadistes très mobiles qui s'affranchissent des frontières et se déplacent d'un territoire à un autre, le Niger n'est pas aussi touché", observe-t-elle. Le "risque d'extension" est certes bien réel, mais il est plutôt porté "vers le Togo, le Bénin et le Sénégal [au sud du Mali et du Burkina pour les deux premiers, à l'ouest pour le troisième]".
"Une opération militaire sert plusieurs objectifsà court, moyen et long termes, rappelle de son côté Joseph Henrotin. L'objectif initial de l'opération Barkhane, c'est l'élimination des groupes jihadistes. Au-delà de ces visées purement sécuritaires, l'objectif à moyen terme, c'est de recréer de l'Etat dans la zone. Et les Etats étant préservés, les liens économiques fonctionnent mieux. Des Etats en situation de paix sont aptes à être prospères, à commercer, le champ économique y est ouvert", développe le politologue. Indirectement, l'opération Barkhane protège donc bien les intérêts des entreprises françaises. Mais "ce n'est pas l'objectif premier, c'est un effet induit", insiste-t-il.
Tout le monde a intérêt à ce que ces Etats soient stabilisés, pas uniquement la France.
Joseph Henrotin, politologue spécialiste des questions de défense
à franceinfo
La force Barkhane dispose d'un important point d'appui permanent à Niamey, la capitale du Niger, à 1 200 km environ au sud-ouest d'Arlit. "L'aéroport sert de base aux avions de chasse et aux drones français", précise Joseph Henrotin. Les militaires français ont également installé une base avancée temporaire à Aguelal, dans le massif de l'Aïr, à 80 km seulement à l'est d'Arlit.
La base d'Aguelal serait suffisamment proche des mines d'Arlit pour envisager une riposte rapide en cas de besoin. Pour autant, "on ne peut pas dire qu'il y a une protection active avec des soldats de Barkhane déployés autour des mines", estime Joseph Henrotin. "Areva [Orano] a tout ce qui lui faut sur place pour assurer sa sécurité et les forces nigériennes portent un regard attentif à la sécurité de ces sites, parce que le Niger lui-même n'a pas intérêt à perdre l'activité des mines et les revenus qui en sortent."
"Si des intérêts français sont directement menacés, on va intervenir militairement dans le coin, explique l'ancien colonel Michel Goya, spécialiste de l'histoire militaire qui livre ses analyses sur les conflits contemporains sur son blog, La voie de l'épée. On a par exemple engagé notre marine dans le golfe Persique pour protéger nos pétroliers lorsqu'ils étaient menacés par les Iraniens."
"Mais pour garder des installations, on n'a pas besoin de militaires français, et pas forcément de forces spéciales, il y a des privés qui font ça très bien", poursuit l'ancien officier. Par ailleurs, les intérêts économiques dans la région sont à relativiser. "Au Sahel, une fois qu'on a sorti l'uranium des mines du Nord du Niger, il faut chercher bien loin les intérêts économiques français qu'on peut vouloir défendre, et en particulier au Mali, même s'il y a bien sûr des ressortissants et des entreprises françaises", ajoute Michel Goya.
Avec uniquement 4 500 soldats sur un terrain aussi vaste que l'Europe, ce n'est pas possible de commencer à protéger des implantations industrielles, des hôtels ou des plantations dans lesquels se trouveraient des Français.
Joseph Henrotin, politologue spécialiste des questions de défense
à franceinfo
Imaginer que des intérêts économiques présideraient aux destinées des militaires français qui risquent leur vie au Sahel est donc "un fantasme", assure Michel Goya. Pour Caroline Roussy, c'est même "une théorie du complot aberrante" et "pas à la hauteur de l'engagement des soldats français". "Ça fournit une explication rationnelle à bon compte, mais la réalité est souvent plus compliquée que ça", abonde Joseph Henrotin.
Initialement lancé en 2014 sous le nom de "Serval" par François Hollande, ce dispositif militaire vise à contrer la progression de groupes djihadistes dans la région depuis cinq ans. Et il n'en a pas moins été régulièrement critiqué. D'autant que depuis le mois de septembre, 170 soldats maliens et burkinabés ont perdu la vie sur le terrain, ainsi que quatorze soldats français depuis le début du mois de novembre.
Le ministère des Armées indique que la France remplit trois missions dans le cadre de Barkhane : "démanteler les caches" d'armes et d'explosif des groupes terroristes et empêcher les ravitaillements, mettre en place un "partenariat militaire opérationnel" avec les cinq pays concernés par l'opération que sont la Mauritanie, le Mali, le Niger le Tchad et le Burkina-Faso (appelé le G5 Sahel) et "agir au bénéfice de la population", en permettant par exemple l'adduction d'eau.
"Barkhane ou le chaos"
Si certains évoquent la nécessité de sortir de cette "guerre" au Mali, le Premier ministre Edouard Philippe a tranché en qualifiant d'indispensable l'action militaire au Sahel, car il y va de "l'intérêt de notre pays". Mardi la ministre des Armées, Florence Parly, a plutôt esquivé le sujet en rétorquant devant la presse que "l'heure n'est pas au questionnement sur le bien-fondé ou pas de cette opération", mais bien "au recueillement".
Pourtant, il ne fait pas de doute que la ministre fasse bloc derrière le chef du gouvernement. A dix reprises déjà, elle s'est déplacée sur la zone en question depuis sa prise de fonction. "C'est un combat dans lequel il faut faire preuve de patience. Notre engagement au Sahel est et reste une priorité pour la France, affirmait Florence Parly début novembre. Nous mettrons du temps à vaincre ces groupes qui prospèrent sur les difficultés sociales et économiques des pays sahéliens." Au Sahel, "ce sont les fondations mêmes de tout l'édifice de sécurité que nos militaires aident à reconstruire et à consolider, poursuivait-elle. C'est la résilience de toute une armée, la sûreté de toute une région, aussi étendue que l'Europe."
"L'opération Barkhane est l'une des opérations les plus déterminantes. Cette mission engage un effectif de quelque 4500 hommes, avec un objectif d'ordre tant tactique que stratégique et diplomatique", explique au Figaro l'auteur du Dictionnaire des opérations extérieures de l'armée française, Philippe Chapleau. Soit plus de la moitié des effectifs français en opérations extérieures.
Comme l'a expliqué mercredi matin au micro de France Inter le chef d'Etat-Major des armées, François Lecointre, la France n'est pas engagée seule dans cette opération : "Ce n'est pas une conquête coloniale, nous sommes avec des alliés et des partenaires. Ce n'est pas la seule sécurité de la France qui est engagée, c'est celle de l'Afrique, de l'Europe", a-t-il affirmé.
Michel Goya, ancien colonel et historien de la guerre analyse lui aussi pour l'Express différents enjeux stratégiques de cette présence. Outre les intérêts économiques et le fait que la France compte nombre de ressortissants au Sahel, selon lui, la question serait avant tout politique : "Le pays n'a aucun intérêt à ce que l'Afrique de l'Ouest soit déstabilisée. Si la France se retirait, les choses seraient encore pires. L'opération paraît bloquée, mais sans, ce serait le chaos", assure l'ancien officier.
L'impossible retrait d'une opération déterminante
Pour François Lecointre, "cette tragédie ne peut pas être une remise en cause de notre engagement". Un retour à la maison signerait en effet une défaite pour l'Occident aux yeux de cette région et particulièrement de l'Afrique et du Moyen-Orient et verrait grandir le risque d'une recrudescence des groupes terroristes dans ces pays mais pas seulement : "Ce n'est pas parce qu'il y a des morts, que notre action n'a pas de sens, a développé le chef d'Etat-Major. On évite que cette hydre ne continue de produire un effet de contagion dans d'autres pays d'Afrique de l'Ouest et représente de vrais dangers pour nos pays européens". Car abandonner ces pays à leur sort serait bien prendre un risque pour nos intérêts.
Par ailleurs, Michel Goya met en avant un autre aspect clé de cette opération qui permet de "former les armées locales à ce que fait l'armée française pour espérer, à terme, qu'elles soient autonomes. L'Etat malien est très fragile, l'armée n'est pas efficace, d'où l'importance cruciale de la France".
Lors de son voyage en mai auprès des forces françaises au Mali, Emmanuel Macron l'avait affirmé : "L'opération Barkhane ne s'arrêtera que le jour où il n'y aura plus de terroristes islamistes dans la région". Alors que la situation sécuritaire sur place ne cesse de se dégrader et que la présence de la France de plus en plus contestée par les populations locales, ces nouvelles pertes pourraient tout de même entraîner dans les prochains jours une "reprécision" du rôle de la France dans Barkhane, selon le chef de l'Etat.
Avec l'express et Franceinfo